Présence de la mort, (Pdm), le roman de Ramuz, date de 1922. La Grande Guerre s’entend encore. Il est aussi fait allusion aux troubles politiques qui l’ont suivie en Suisse et à la grippe espagnole. La canicule de 1921 a pu servir de déclencheur: Ramuz a imaginé «un accident gravitationnel qui fait que la terre retombe au soleil et tend à lui pour s’y refondre» (Pdm, 230). Ce roman choral ne se donne pas facilement: la syntaxe de l’écrivain est encore dans sa phase audacieuse et le narrateur introduit tout à trac les différents acteurs, sans précautions didactiques pour ses lecteurs. Mais c’est surtout le changement de régime qui peut heurter: les faits racontés s’inscrivent dans un cadre qui est grosso modo réaliste avant que le récit ne devienne apocalyptique. Les parallèles entre les événements que décrit Ramuz et ceux qui nous éprouvent en ce moment sont souvent tels, qu’on croirait à de la prescience. En fait, l’écrivain est si attentif aux comportements et réactions élémentaires de l’individu et des foules que nos attitudes actuelles sont forcément incluses dans son observation. «Salut quand même! Salut! choses, toutes les choses! salut, pays! pays d’ici.» (Pdm, 271)
11 avril 2020 A 1200 mètres, dans le Valais central. Ciel uniment bleu. Depuis presque un mois. Ciel d’autant plus pur que sans aucune traînée d’avion. Trop chaud, déjà. Dernières morilles, premiers criquets. Mais c’est si beau: «Salut, le pays!». Pourtant, tout a changé:
«Les grandes paroles invisibles allaient et se croisaient, qui intéressaient tous les hommes; cependant aucun d’eux ne les entendit […]. (Pdm, 229)
23 janvier Suite à des dizaines de cas de pneumonie atypique à Wuhan, la Chine impose un confinement strict. L’OMS juge prématurée l’urgence de santé publique internationale. 22 février Premiers décès dus au coronavirus en Lombardie.
«C’est une proclamation du Conseil d’État; drôle de chose! Le gouvernement fait appel au bon sens des citoyens: or c’est justement ce qui devrait vous rassurer qui vous inquiète.» (Pdm, 254)
16 mars Le gouvernement suisse déclare l’état de semi-confinement. Hier soir, j’étais dans un restaurant bondé. Dans l’après-midi, on m’avait prié de confirmer ma réservation. Souci: j’aurais pas dû?
«On a vécu devant la beauté du ciel. […] Ce ciel remplaçait tout.» (Pdm, 231)
20 mars Dire que j’ai craint d’être contaminé, ridicule: la nature qui va son cours m’enveloppe. Les ceps sous le mur ont débourré, l’abricotier en fleurs vibre d’abeilles. Le figuier sous lequel je pique-nique est encore nu, mais il embaume déjà.
«Une crainte est née en vous : tout l’accroît. […] Elle passe de votre visage au visage de la personne que vous venez de rencontrer.» (Pdm, 254)
25 mars Revenu au bord du Léman. Moins de dix personnes croisées dans le centre-ville, plusieurs le visage masqué. Le vide suscite l’invisible virus. Dos rond, nuque raide, je respire court. Le retour égoïste dans les hauts, vite.
«Oui, c’est vrai, il fait chaud, mais c’est beau.» (Pdm, 231)
12 avril, Pâques La beauté du monde se donne sans arrière-pensées. Pourtant, lui aussi est malade, nous l’avons fragilisé. Et si le virus, c’était l’homme et la nature l’antivirus? Rêvons: L’année de la prise de conscience de l’état du monde – l’effet Greta, pour aller vite – et l’année Corona se conjugueront-elles pour instaurer peu à peu un autre mode de vie, un équilibre économique durable et des bonheurs moins factices?
Présence de la mort est cité d’après les Œuvres complètes de Ramuz, vol. XXIV, Romans, tome 6, Genève, Slatkine, 2012.
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